53

Après une période de repos, le comte de Nissac et les siens allaient au pas lent de leurs chevaux, sans hâte, peu pressés, au fond, de revoir Paris, ville qui leur serait hostile et où ils avaient laissé des souvenirs mêlés.

Tous les hommes portaient le foulard rouge, à l’exception d’Henri de Plessis-Mesnil, marquis de Dautricourt, qui ne l’avait point mérité – et en souffrait.

Aux branches basses d’un arbre, ils virent deux pendus dont les cadavres en décomposition attiraient nombreux corbeaux.

Le baron de Bois-Brûlé remarqua avec brièveté :

— Tiens, monsieur le prince de Condé est passé par là.

Quoique tardif, le printemps apparaissait à mille petits signes qui mettaient une joie secrète au cœur de chacun après un si rigoureux hiver, un hiver de guerre, le cinquième depuis la première Fronde dite « parlementaire ».

Des régions entières se trouvaient ruinées et les autres, saignées à blanc par les impôts tantôt royaux, tantôt de la Fronde, quand ce n’était point les deux tour à tour !

Les armées, qui se déplaçaient beaucoup depuis le nord de la France jusqu’à la Guyenne, causaient partout grands dommages. Elles cantonnaient chez l’habitant, à la grande épouvante de celui-ci qu’elles pillaient, causant désordre en toutes choses, violant et tuant. Qu’il soit considéré comme « ami » ou « ennemi » de la puissance occupante ne changeait rien à l’affaire car, à la vérité, on le traitait pareillement en l’un et l’autre cas. On emportait ses pauvres affaires, sa nourriture et parfois même, jusqu’à ses instruments de cuisine. Plus grave, on volait le grain des semailles. Souvente fois, après le viol des femmes, on tourmentait pour savoir où se trouvaient les supposées « richesses » de la maison et, la boisson aidant, bien des séances de tortures s’achevaient par la mort de la victime.

Enfin, sans qu’ils en fussent conscients, les soldats amenaient avec eux en toutes régions traversées de redoutables épidémies qui emportaient les populations les plus faibles.

Si bien qu’on crevait de faim et de souffrances en le royaume des lys, et allait bien souvent pieds nus par tous les temps sur les plus mauvais chemins.

Cependant, la Fronde fleurissait et pour qui pouvait montrer belle monnaie d’or, il n’était rien qui fût rare et en mesure d’être acquis sur-le-champ.

À proximité d’Auxerre, la troupe de Nissac tomba presque nez à nez, au détour d’un chemin, avec un parti de quatre Condéens qui retraitaient peut-être, désertaient plus certainement…

Sans même attendre un instant, le marquis de Dautricourt sortit l’épée et chargea tout aussitôt avec grande intrépidité.

Ses compagnons aux foulards rouges s’en allaient lui prêter assistance lorsque le comte de Nissac les retint en levant légèrement sa main gantée :

— Non point, messieurs.

— Mais pourquoi ? demanda Mathilde de Santheuil, la main déjà posée sur la garde de son épée.

Le comte lui sourit.

— Je crois que tel n’est point le souhait de notre ardent petit marquis, et que tout autre est son ambition. Aussi, devant que de l’aider, voyons comme il se bat.

Le marquis se battait en bel effet puisqu’il blessa aussitôt un Condéen au visage et un autre au bras, avec un courage que l’obstination rendait émouvant.

Mais les Condéens, qui se trouvaient peut-être hommes sans qualité en l’armée du prince, ne faisaient point montre d’un grand enthousiasme au duel d’autant qu’ils avaient remarqué les foulards rouges aux cous des compagnons du jeune fou qui leur cherchait mauvais parti.

Aussi préférèrent-ils se retirer au grand galop de leurs chevaux.

Rosissant de fierté, le jeune Henri de Plessis-Mesnil, marquis de Dautricourt, revint vers le comte de Nissac qui l’attendait sans que nul signe, sur son visage, puisse indiquer les dispositions en lesquelles il se trouvait.

Le marquis remit l’épée au fourreau en disant d’une voix forte et virile :

— La chose est faite et l’affaire entendue.

— De quoi parlez-vous donc, monsieur ? demanda Nissac.

Le marquis perdit pied aussitôt pour entrer en état de grande confusion :

— Mais… Les Condéens, dont un officier, tout de même !… Les voilà durablement défaits et en fuite.

Le comte de Nissac se gratta la joue d’un air dubitatif.

— Ah ça, monsieur, parleriez-vous de ces quatre soldats bien vieux qui pourraient être vos grands-pères et ont le bras trop débile pour tenir une épée ?

Le marquis eut un haut-le-corps.

— Mais… Général… Monsieur le comte… Enfin, il n’en est point ainsi. Ils avaient trente ans tout au plus.

Nissac hocha la tête.

— La chose est parfaite ! Si vous les voyez de près et dites qu’ils ont trente ans quand je jurerais, moi, qu’ils en avaient quatre-vingts, alors tout est en grande simplicité.

— Mais encore, monsieur le comte ?

— C’est moi qui suis bien vieux ! Merci de votre franchise, marquis, car mes trop amicaux compagnons qui ne voulaient point que je m’alarme ne m’avaient pas encore entretenu de mon grand âge et des dérèglements qu’il entraîne. À présent, j’irai en la vie sans plus d’illusions !… Je m’en vais demander audience au roi et le prier de me donner pension de vieux soldat : une soupe au lait, un verre de vin, tabac pour ma vieille pipe en terre, bonne place sous le manteau de la cheminée de mon château…

— Monsieur le comte ! répondit le marquis, hésitant entre stupéfaction et profond chagrin d’avoir ainsi alarmé son général.

Puis, tandis que le comte de Nissac fouillait en un sac de cuir attaché à l’arçon de sa selle, le marquis prit conscience des visages souriants qui l’observaient et en fut tout décontenancé, ne sachant s’il devait y voir sympathie en raison de l’injustice qui lui était faite ou, ce qui eût été beaucoup plus grave, ironie méprisante.

C’est alors que le comte, un foulard rouge à la main et qu’il venait à l’instant de sortir du sac de cuir, dit au jeune homme :

— Approchez votre cheval au côté du mien, monsieur.

N’osant deviner le traitement qu’on lui réservait peut-être, si ses grandes espérances devenaient réalité, le jeune homme approcha son cheval de celui du comte si bien que les deux hommes se trouvaient botte à botte, mais face à face.

Nissac adopta un ton sinistre qui ne laissait rien présager de bon :

— Henri de Plessis-Mesnil, marquis de Dautricourt, quoique vous ayez agi seul alors que l’esprit de notre petite société est celui du groupe, quoique vous fûtes bien téméraire avec adversaires condéens plus forts en nombre à défaut de valeur, quoique je vous trouve fol, et depuis longtemps déjà, moi, comte de Nissac, général en l’artillerie du roi, je fais de vous, sans regret, en ne balançant point un seul instant…

Le comte sourit et reprit d’une voix plus fraternelle :

— … et même avec fierté, membre de la société des Foulards Rouges où n’entrent que les braves parmi les braves.

Nissac se pencha légèrement sur sa selle et noua le foulard rouge autour du cou du jeune homme qui pleurait de joie, de bonheur et de fierté.

Nissac lui donna une petite claque sur la joue en précisant :

— Remettez-vous donc, monsieur, que nous vous disions vos privilèges ! Allons, Melchior !

Le baron Melchior Le Clair de Lafitte, amusé, expliqua :

— Vous avez le droit d’être pendu ou roué…

Sébastien de Frontignac poursuivit :

— Jeté vif en un grand chaudron d’huile bouillante allumé par les Condéens !

Puis, ce fut le tour du baron de Bois-Brûlé :

— Percé de vingt coups de rapière !

Maximilien Fervac parla ensuite :

— Traîné vif et jusqu’à ce que vienne la mort derrière le cheval de monsieur le prince de Condé !

Enfin, la parole fut donnée à Anthème Florenty :

— Et votre corps, sans sépulture, sera mangé par les chiens et les rats.

Les regards se portèrent sur Nissac qui conclut :

— Mais au cœur des plus rudes combats, tant qu’il en restera un, vous pourrez compter sur les Foulards Rouges. Et cette interminable guerre finirait-elle enfin, seriez-vous malade, seul ou abandonné, les Foulards Rouges seront de nouveau présents. Jurez, en toutes ces choses, d’être semblable à nous !

Sortant son épée, le jeune homme en embrassa la garde et jura :

— Je le jure !… En toutes choses et pour toujours !…

Les foulards rouges
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